Sans Frontières
Avec SANS FRONTIÈRES Mohamed Mourabiti a choisi de placer le continent au centre du monde. Forme silhouette sculptée au cœur d'une planète qui pourrait être une terre - alors entourée d'une mer rendue par des pigments bleus naturels - ou une autre terre - des concrétions grises évoquent des cratères - ou la terre-même du continent africain, son sol d'ocres et de bruns.
Dans cette série l'Afrique est le Monde, seul, fort, imposant, massif. Elle est la nature verte. Elle est composite et chamarrée. Elle est colorée du soleil des couleurs des étoffes - velours damassés ou cotons imprimés de motifs floraux, végétaux, géométriques...
Elle s'affirme sans frontières, terre d'avant la colonisation, d'avant les guerres fratricides, comme une Afrique première et originelle.
En 2003, Nicolas Bourriaud, dans le texte de son exposition au Palais de Tokyo à Paris, GNS, Global Navigation System, écrivait : "La géographie des artistes contemporains explore désormais les modes d'habitation, les multiples réseaux dans lesquels nous évoluons, les circuits par lesquels nous nous déplaçons, et surtout les formations économiques, sociales et politiques qui délimitent les territoires humains. Ce sont là quelques-uns des sujets majeurs de l'art actuel, traversé par l'obsession de décrire la planète et d'utiliser ses espaces à l'aide d'investigations, de mises en scène et de récits."
Pour Mourabiti, la carte de l'Afrique, c'est une inscription, son planisphère, son Origine du monde. Le cartographe Brian Harley disait que dans les cartes il faut chercher "métaphore et rhétorique". C'est bien ce à quoi s'emploie l'artiste qui montre « l’Afrique comme nous la voyons, protégée par l’eau et l’air, et où il n’y a pas de frontières ni de tracé », et précise : « Jadis, avant la colonisation, l’Afrique n’avait pas de frontières comme c’est le cas aujourd’hui et les peuples du continent communiquaient entre eux ; les seules frontières qui existaient étaient dans les rituels, les coutumes, les tribus ou les tatouages. »
Sur ses cartes silencieuses, il n'y a nul texte, nul diagramme, nul tracé, nulle mise en scène. Elles ne véhiculent aucun stéréotype, ne donnent aucune information. Cependant, en faisant de l'Afrique un épicentre, une cosmogonie, Mohamed Mourabiti prend une position politique. Tout comme Alighiero e Boetti, avec ses douze cartes des Territoires occupés, réalisées en laine brodée sur toile de jute et bois, également présentées sous forme de tondo, évoquait allusivement la situation en Palestine à la fin des années 1960.
Les étoffes qui dessinent le territoire de SANS FRONTIÈRES ont cependant une histoire. L'idée de cette série est née en 2011 d'un voyage qui a mené Mohamed Mourabiti jusqu'au Sénégal, à Saint Louis, à Dakar, et en Mauritanie pour travailler sur place sur les Saints et sur les Marabouts, un travail sur la mémoire, la réminiscence, le temps qui passe, la vulnérabilité, le sacré. C'est alors que la force de cette identité africaine, qu'il veut sans ligne de démarcation entre les différentes entités étatiques qui la composent, s'est pleinement révélée. Les étoffes sont aussi un élément de mémoire : "C'est pour la nostalgie", dit-il. Nombre d'entre-elles lui viennent en effet de sa famille, de sa grand-mère - d'autres ont été soigneusement choisies, collectées, achetées depuis 2011.
Avec SANS FRONTIÈRES, Mohamed Mourabiti tend le fil de ses recherches tant formelles que conceptuelles. L'Afrique aimée de tout cœur, mais aussi cœur et poumon de la terre et des civilisations. L'Afrique seule, autosuffisante, qui n'a besoin de personne pour rayonner.
Le rapport au langage de l’artiste s'inscrit dans l'histoire de l'art. Comment ne pas voir dans les Seins et Saints un dialogue avec le Prière de toucher de Marcel Duchamp ? Et dans SANS FRONTIÈRES est une inscription toute personnelle dans ce qui, depuis les mouvements du Land art ou de l'Arte povera, du Situationnisme à aujourd'hui chez des artistes comme Philippe Favier ou Guillermo Kuitca, relève d'une utilisation de la cartographie dans l'art ? L'écrivain et critique Lucy R. Lippard relève à ce propos dans Overlay : « La carte commença à jouir d’une grande popularité dans l’art contemporain avec l’intérêt manifesté par le minimalisme pour les nombres, le temps et la mesure. Les artistes conceptuels, qui étaient influencés par la fascination des artistes modernistes américains pour la grande échelle mais qui refusaient de remplir le monde de nouveaux objets ou de “violer la terre’’, ont adopté la carte et la photographie pour évoquer de façon suggestive une expérience de première main. »
Une expérience que Mohamed Mourabiti réalise dans le processus même d'élaboration de ses œuvres. Il découpe la carte de l'Afrique dans des lattes de bois très fin puis l'"englobe" avec du tissu. Pour lui, "la carte, c'est le plein". Puis il prépare "le vide", l'univers, un cercle également de bois creusé pour que la forme y prenne place "comme dans un puzzle". Il peint, suivant une scénographie et une gestuelle très élaborées, accrochant son tondo à des cordes qui descendent du plafond et le font flotter dans l'espace. Il appose les couleurs à l'acrylique, les pigments fixés avec un liant très fluide. La carte peut apparaitre sur ce fond, se découper, comme gravée, avec toute l'épaisseur du vivant.
Le choix du tondo comme forme de ces œuvres n'est pas neutre. Il est une autre relation à une histoire de l'art qui, de l'Antiquité grecque ou romaine, l'art byzantin, la Renaissance florentine (de Michel Ange à Boticcelli, de Della Robia à Raphael) ou, plus récemment, à l'artiste marocain Farid Belkahia, y place des allégories, des écritures à déchiffrer. Ainsi le tondo renvoie à l'idée de perfection, de cette perfection que serait l'Afrique, placée dans son écrin.
Ecrin parce qu'un autre aspect du travail de Mohamed Mourabiti est son sens et sa maitrise de la couleur. Les tons des tissus du "plein" et les teintes vibrantes et sensibles du "vide" créent des compositions qui appellent et retiennent le regardeur. Ce talent lui vient surement de la lumière et des couleurs si fortes et si franches de la terre de ses ancêtres - auxquelles Matisse avait été sensible en son temps - , celle de la région de Marrakech, et en particulier du village de Tahannaout, au pied de l'Atlas, où Mourabiti a créé un centre d'art et une résidence d'artistes.
Mohamed Mourabiti opère ainsi une synthèse entre art et cartographie, affirmant son africanité et l'enracinement du Maroc dans ce continent, reprenant au profit de l'art la proposition du géographe Philippe Rekacewicz : "Le créateur de carte emprunte aux maîtres de la peinture leurs moyens d'expression. Il est le filtre à travers lequel passent les données, c'est-à-dire la science avant de devenir une œuvre. La carte, une œuvre ? Sans doute si l'on accepte l'idée qu'elle n'est pas que la "miniature" d'un territoire, image simplifiée de celui-ci, mais aussi l'expression de la sensibilité de son créateur, qui y imprime son interprétation du Monde. "