Mahi Binebine

Une légende dit que des fils invisibles tendus par les sept saints de Marrakech retiennent prisonniers les cœurs des étrangers qui s’y aventurent pour la première fois. On peut en dire autant pour Tahanaout, une bourgade située à une vingtaine de minutes de la ville ocre. Au pied de l’Atlas, nichée au sein d’une oliveraie centenaire, se trouve la résidence Al Maqam, notre Villa Médicis, créée par Mohammed Mourabiti, un artiste fou. Vous ne verrez pas de pancarte indiquant la piste qui y mène. Le lieu est tenu secret. Le sésame : Avoir l’art dans le sang et le grain qui va avec. Il faut donc chercher, se perdre, appeler à maintes reprises tel ou tel résident pour des indications confuses… En un mot, Al Maqam se mérite. Comment y ai-je débarqué ? Il y a neuf ans, un collectionneur m’avait fait une commande d’un tableau de grande dimension, impossible à réaliser dans mon studio exigu en ville. Mourabiti m’avait alors, comme il l’aurait fait pour n’importe qui, proposé l’un des six ateliers de la résidence. J’ai accepté l’offre sans me douter un instant de l’embuscade qu’allait me tendre une kyrielle de marabouts, aussi machiavéliques les uns que les autres. A commencer par celui de la cuisine dont la spécialité « Le poulet au gingembre » est à même de ressusciter un mort. Puis cet autre qui veille sur les artistes venus d’horizons différents, souvent fauchés, mais si riches de gaîté et de talent. Le marabout que je préfère est celui qui hante la petite librairie attenante à la galerie où les artistes-peintres se mettent à nu. J’ai un faible aussi pour celui qui attire les poètes et les écrivains, de Michel Butor à Edmond Amran el Maleh - que Dieu ait son âme - de Serhane à Nédali, El Khouri, Laabi, Laroui… De beaux esprits qui s’y sentent si bien qu’ils reviennent dès qu’ils le peuvent. On y fait des livres d’artistes, des hommages à des créateurs oubliés. On y octroie des bourses aux jeunes pousses impatientes qui, l’espace de quelques mois, se croient au firmament, alors que le chemin vers la lumière est si long, semé de tant d’embûches.

Il fallait donc un visionnaire pour rêver la vie dans le désert culturel qui est le nôtre. Mourabiti s’est battu seul, bâtissant des murs et des toits avec de la boue et du crachat, pour faire des nids, des ateliers lumineux, des points de chute où les saltimbanques déposent ballot et attirail, le temps d’une escapade au calme, le temps de recharger les accus pour de nouvelles aventures. J’aime les voir déambuler dans le jardin, cernés de poteries anciennes dénichées aux puces, de postes radio d’un autre âge, de photos de monarques tout droit sorties des échoppes de mon enfance, de vieilles portes sculptées qui, pour la plupart, précèdent les murs qui les encadrent.

Durant ces années, j’ai suivi au jour le jour l’évolution du travail de Mourabiti. Ses doutes et ses errances faisaient écho aux miens. J’ai applaudi ses trouvailles. Il nous arrivait de nous chamailler sur telle ou telle approche de nos travaux respectifs, de nous battre à coup d’arguments de bonne ou de mauvaise foi. Mais à la fin de la journée, nous fumions le calumet de la paix autour d’un verre, pas nécessairement de thé. Oui, durant ces années, j’ai appris à travers ses œuvres à mêler le grivois au sacré comme dans nos chants populaires. J’ai appris qu’ignorer le sens de nos propres créations n’était pas forcément un défaut ; que n’être qu’un intermédiaire, un canal de sensibilité entre le haut et le bas était une bénédiction du ciel.

Je n’ai jamais su disserter sur la peinture. En a-t-elle besoin? Les mots, aussi savants soient-ils, peuvent-ils ajouter une dimension supplémentaire au travail de l’artiste ? Je ne le pense pas. Devant une toile, j’ai souvent préconisé le silence. Un silence quasi-mystique ; une communion. Si j’ai accepté de livrer mes impressions sur l’aventure plastique de Mourabiti, c’est uniquement parce que nos univers, bien que différents sur la forme, sont soumis aux mêmes préoccupations. Parce que les fantômes qui le hantent complotent avec les miens. Parce que la matière dans laquelle il se débat est celle-là même que je griffe, caresse, flatte, détruis, reconstruis, où je me perds, me retrouve, m’enferme… et que je finis par dompter. Et c’est l’extase. Une apothéose éphémère que le doute, avec ses larmes de sape, vient remettre en question. Parler de l’œuvre de Mourabiti serait donc une sorte de soliloque ; un chuchotis.

Voici des paysages en équilibre précaire, faits de voûtes recelant je ne sais quels secrets, de murs décrépits où sont gravées des lignes tantôt pures, amples, profondes exécutées d’une main sûre, tantôt hésitantes, tremblantes, comme si les nerfs de l’artiste se prolongeaient dans les poils du pinceau. Qu’on ne s’attende pas à une profusion de couleurs ! La gamme y est délibérément réduite. Et si une blancheur vient voiler ce monde imaginaire, le reléguant à un plan de semi-exclusion, ce n’est qu’une forme pudique de montrer le triste reflet d’une humanité blessée, cannibalisée, chancelante. Une peinture où il fait bon promener son âme.

Voilà, s’il vous arrive de passer par là, et que, par miracle, vous trouvez le sentier qui mène au paradis, méfiez-vous des toiles du maître des lieux : il y a comme des fils invisibles tendus par les saints qui habitent sa peinture… s’ils vous atteignent, comme ils m’ont atteint, vous êtes perdus !