Brahim Alaoui

C’est en compagnie de Farid Belkahia que j’ai rencontré Mourabiti pour la première fois, lors d’une visite que nous lui rendions à Tahanaout où il venait d’emménager. C’était au début du printemps 2000 par une belle journée marquée par une intense luminosité, mais aussi par la fraîcheur de l’air, parfaite illustration du constat du maréchal Lyautey : « Le Maroc est un pays froid au soleil chaud. » Un paradoxe qui est plus vrai ici qu’ailleurs, car Tahanaout, située à 30 km de Marrakech, s’étend au pied des contreforts du Haut-Atlas enneigé.

A une centaine de mètres de l’entrée de cette petite ville, il faut emprunter une piste perpendiculaire à la route principale et traverser des champs d’oliviers centenaires, irrigués par les ruisseaux qu’alimente la fonte des neiges de l’Atlas. Ce paysage paisible semble soudain vous transporter hors du temps. Arrivés à sa résidence secrètement nichée dans cette verdoyante vallée, Mourabiti nous reçut avec les égards témoignant de son estime pour Farid Belkahia, lequel me présenta notre hôte simplement comme un ami – sans m’en dire plus.

C’est en nous faisant faire le tour de sa propriété que Mourabiti m’apprit, par petites bribes, qu’il résidait auparavant à Casablanca où il avait mené en self-made man une carrière d’entrepreneur, tout en suivant parallèlement des cours de peinture, et qu’il décida un jour de revenir vivre sur la terre de ses ancêtres pour y entamer une nouvelle vie – une rupture qui en dit long sur son intelligence buissonnière et non conformiste. En parcourant avec lui son jardin, j’ai pu remarquer que Mourabiti y avait aménagé des coins de détente sous des tentes et pergolas, avec divans et canapés comme éléments propices à des rassemblements dans la sérénité et l’harmonie qu’inspire ici la nature.

Mourabiti nous invita ensuite à passer à table, laquelle se trouvait installée devant une cuisine ouverte sur ce jardin. Ce fut un déjeuner rustique composé de légumes frais arrosés d’huile d’olive locale, d’un tajine cuit sur un feu de braise et de fruits de saison. Il nous convia ensuite à boire un café au chaud à l’intérieur de sa maison à l’architecture vernaculaire, construite avec des matériaux locaux et intégrant dans sa décoration de nombreux objets d’origine berbère. Installés dans son salon autour du feu crépitant de la cheminée, mon regard pouvait parcourir les murs rythmés par l’accrochage de nombreuses peintures d’artistes amis que je pus aisément reconnaître, à l’exception d’une œuvre qui retint mon attention. Je demandai à Mourabiti quel en était l’auteur. Et il me répondit en toute humilité que c’était lui. J’ai compris alors que j’étais en présence d’un artiste cultivant une œuvre multiple dans son grand jardin secret, et que les prémices fondateurs de son projet futur se trouvaient déjà présents ici, à savoir que l’art constitue pour lui une manière d’être avec soi et avec les autres et lui permet de donner sens à son existence.

Et depuis, lors de mes voyages à Marrakech, quand le désir me prend de respirer un bol d’air pur loin de l’agitation de la ville, je fais une halte à Tahanaout et rends visite à Mourabiti. Dans l’atelier qu’il a installé, ses œuvres commencent progressivement à se déployer, comme une plante retrouvant ses racines nourricières. Car la métaphore n’est pas vaine chez Mourabiti, qui se distingue effectivement par son ancrage au sein de la terre qui a fortement marqué sa sensibilité. Sa peinture s’en ressent d’abord par l’intervention manuelle qui engage le corps avec la matière et la couleur. Ensuite, par l’utilisation des matériaux naturels comme la terre, le charbon, la chaux et le goudron qu’il révèle, gratte, superpose, triture et lisse. Il lui arrive aussi de recourir au collage. Sous la diversité des matériaux, Mourabiti introduit dans son œuvre un motif récurrent évoquant une forme architecturale de marabout qui va se métamorphoser d’une peinture à l’autre. Toujours évoqué de manière allusive, ce motif s’impose toutefois, comme un procédé qui, dans sa répétition, renvoie à ses investigations sur la mémoire et la spiritualité et contribue à procurer une certaine unité à son œuvre.

En effet, Mourabiti combine savamment l’expérimentation manuelle de diverses techniques plastiques avec une recherche de l’expression la plus juste de son intériorité. Son processus de création rappelle l’observation de l’anthropologue Lévi-Strauss pour qui « la démarche de l’artiste relève à la fois de celle du bricoleur et du scientifique ». Et c’est à cette main exploratrice qu’il doit peut-être la meilleure part de sa peinture : celle du mystère qui s’en dégage et qui provoque une émotion esthétique.

Artiste singulier, Mourabiti est aussi un acteur culturel actif. Afin de partager avec les autres cette réclusion créative à Tahanaout, il y a créé un lieu de rencontres et d’échanges appelé «Al Maqam», à la fois jardin, salon littéraire, restaurant et résidence d’artistes. Il y reconstitue, dans les parfums mêlés de rose et d’olivier, une manière de phalanstère culturel où se retrouvent, travaillent et dialoguent artistes et intellectuels, complices dans un joyeux syncrétisme.

En créant ce lieu, Mourabiti n’a-t-il pas songé à ses ancêtres, les Almoravides, nom latinisé de l’arabe Al-Murabitun, qui fondèrent au XIe siècle le modèle du « ribat » (sanctuaire militaire, religieux et spirituel) qui essaimera rapidement au Maroc en rassemblant de nombreux fidèles avant de donner naissance par la suite à la prestigieuse dynastie du même nom ? Fier de ses origines berbéro-sahariennes, Mourabiti cultive à sa manière une pensée nomade qui arpente inlassablement les domaines de création et de rencontre, comme en témoignent les différentes manifestations qu’il organise dans Al Maqam. Une pensée qui prône aussi la nécessité d’assurer une éducation de qualité pour tous et un art en partage où la recherche d’un accomplissement créatif et l’élan d’une passion commune s’unissent pour élargir les horizons nous reliant à autrui, au monde et à la vie.